Monday, September 2, 2013

L'utilité de la liberté d'expression

Quand j'entends quelqu'un invoquer la liberté d'expression, c'est très souvent pour protéger des propos transphobes, racistes, sexistes, homophobes etc. La liste des justifications est classique : humour, ironie, second degré. Nous trouvons aussi ceux qui sont contre la bien pensance, qui osent dire les choses, qui veulent réveiller les consciences. Bla bla bla. Le fait reste le même : j'entends beaucoup parler de liberté d'expression quand on tape sur des minorités stigmatisées. Pour moi la liberté d'expression c'était justement le truc qui permettait à quelqu'un d'opprimé de pouvoir exprimer son malaise et se défendre. Du coup, à part cracher sur ceux qui ont déjà le plus de problèmes, est-ce que ça sert à quelque chose ? Je me suis rappelé de deux moments où j'ai été poussé à me taire, je vous propose de vous les raconter et d'en discuter. Ces deux histoires, (A) et (B), se passent il y a un peu plus de dix ans, quand j'étais étudiant en histoire et délégué au conseil de département à l'université François Rabelais de Tours.



(A) Lors d'un de mes examens de licence, la professeure d'histoire contemporaine nous surveillant a reçu ses étudiants de maîtrise en rendez-vous devant nous et a conversé avec eux, gênant le silence requis par un examen. Cette professeure était l'un des nombreux turbo-profs, ceux qui ne passaient que quelques instants à Tours et vivaient à Paris. Cela a fait exploser une longue liste de reproches que nous avions à leur faire et dont le résultat était selon nous une faible disponibilité pour les étudiants et une faible implication dans la défense et le développement de l'université. J'ai écrit un article qu'un autre délégué et moi avions d'abord pensé publier dans le journal de l'association. Pris par le doute, nous l'avons d'abord présenté au directeur du département, qui nous a vivement déconseiller de le publier et nous a proposé de le distribuer en conseil de département. Nous étions d'accord, cependant, il l'a distribué pendant le conseil restreint, où nous ne siégions pas. Nous n'avons pas pu nous défendre nous-mêmes et n'avons eu que des retours par les professeurs qui ont calmé le groupe de Parisiens contemporanéistes scandalisés que des étudiants osent tenir de tels propos. Nos alliés ont convaincu les autres de ne pas supprimer la subvention donnée à notre association et leur ont expliqué que nous étions des gentils étudiants qui avions juste dérapé. Ils nous ont ensuite fait comprendre que nous étions allés trop loin. Par la suite, une ATER et un maître de conférence, qui s'étaient tus devant les professeurs, sont venus me dire personnellement que j'avais raison, que mon texte était juste, mais qu'on n'y pouvait rien. D'une manière générale tout le monde a trouvé évidente l'issue de cette histoire, pour beaucoup j'avais raison, mais j'aurais mieux fait de me taire.

(B) Quelques mois plus tard, j'allais avec un ami au festival Culture(s) Fac, qui avait lieu dans l'université, pour profiter de l'atelier d'art plastique se situant dans un secteur éloigné de la fac d'histoire. J'ai commencé par peindre une scène du Golgotha avec trois Aldolf Hitler pendant que mon camarade exécutait un Golgotha avec un gorille à la place de Jésus et deux noirs à la place des voleurs. Nous avons ensuite peint une grande fresque de plusieurs mètres de long mettant en scène un rapt et un viol de Geneviève de Fontenay par un genre de Bidochon au milieu de dinosaures. Nous l'avons ensuite accrochée sur les murs de la fac et un organisateur est venu nous demander de la décrocher, parce qu'elle pouvait heurter les gens qui passaient. Nous l'avons décrochée en rechignant. C'est après que mon camarade a dessiné une bite géante sur une affiche du parti des travailleurs qu'on nous a demandé d'arrêter de faire n'importe quoi. Un autre copain présent sur les lieux est parti immédiatement, furieux, en reprochant aux organisateurs une atteinte à la liberté d'expression. Nous nous sommes lamentés à plusieurs reprises sur le manque d'intelligence des autres et sur la censure de nos œuvres.

Première remarque, la liberté d'expression n'a été invoquée que dans (B) où nous avions créé des images, certaines racistes, d'autres sexistes. Contrairement à (A) où nous nous confrontions à ceux qui étaient notre autorité, notre responsabilité n'était pas du tout engagée dans (B), les organisateurs seuls étaient responsables. En y réfléchissant, je ne suis pas sûr que j'aurais osé faire ce que j'ai fait dans (B) si l'atelier avait été à proximité des professeurs et secrétaires de mon département. Dans (A) j'étais dans une position d'infériorité et de responsabilité, dans (B) j'étais dans une position d'égalité et d'impunité.

Après la position, voyons le message et l'intention. Dans (A) je dis que les étudiants pâtissaient de la faible implication des professeurs de Paris dans l'université. Mon intention était d'améliorer la faculté d'histoire et notre quotidien d'étudiants. Dans (B) j'étais surtout amusé à l'idée de choquer les autres, de me défouler et content de pouvoir en rire avec un groupe de copains.

Enfin, voyons les conséquences. (A) m'a bouleversé. La remontrance a été si impressionnante que je n'ai plus rien contesté pendant longtemps. J'ai même évité de faire une maîtrise d'histoire contemporaine, par peur d'être confronté, à un moment ou à un autre, à cette professeure ou ses alliés. J'ai évité toute implication politique pendant plusieurs années. (B) était en fait mon quotidien, cet humour était ma stratégie d'intégration en me donnant l'image d'une personne décalée et subversive. (A) a une influence sur mon parcours universitaire et sur la manière dont je contestais l'autorité, (B) m'a permis de me croire plus malin que les autres.

Que tirer de ces histoires ? Tout le monde, absolument tout le monde, se tient à carreau devant l'autorité. Si vous cherchez à aborder un sujet qui gêne l'autorité, les autres, qu'ils soient de votre côté ou de celui de l'autorité, ne parleront presque jamais du sujet, mais de comment vous avez osé braver l'autorité et pourquoi vous avez eu tort de le faire.  Tout le monde trouvera ça normal, personne ne pensera à invoquer la liberté d'expression. Vous pourrez entendre des choses comme « c'est comme ça », « on n'y peut rien », « c'est trop tôt ». Pour moi, voilà ce qui mine la liberté d'expression : l'incapacité de pouvoir parler avec l'autorité d'un problème qui vous pèse et qui vient de l'autorité, l'incapacité de pouvoir échanger dans un rapport hiérarchique. Cela provoque de la frustration. C'est là que tout devient ironique : nous ne défendons pas la liberté d'expression dans des cas comme (A). Nous ne défendons pas une liberté d'expression qui s'attaque aux racines de nos frustrations. Nous défendons les défouloirs que nous créons pour juguler nosdites frustrations et appelons ça « liberté d'expression ». Nous défendons une liberté d'expression pour laquelle nous ne prenons aucun risque pour notre carrière ou notre environnement social. Finalement, nous respectons l'autorité et pour mieux la supporter, nous nous moquons de ceux qui sont en dessous de nous. Cerise sur le gâteau, nous avons le culot de nous croire subversifs.

Peut-être que si j'avais été écouté et responsabilisé plutôt qu'ignoré et infantilisé étant étudiant, j'aurais moins eu besoin d'exutoires. Malgré cela, taper sur les faibles quand on est en position de force n'a pas de rapport avec la liberté d'expression. Lorsqu'on est dominé, défendre la liberté d'expression c'est réclamer le droit de pouvoir baser nos échanges sur un discours argumenté et pas sur un rapport hiérarchique. Lorsqu'on domine, défendre la liberté d'expression c'est laisser quelqu'un exprimer quelque chose sans le renvoyer à son statut social, son genre, son origine ou aux émotions (colère, peur) qu'il peut ressentir en s'exprimant, c'est laisser la place à ceux qui ne peuvent pas s'exprimer, c'est ne pas monopoliser la parole dans une conversation.

Quand nous nous retrouvons à défendre la liberté d'expression pour une parole stigmatisant un groupe de personnes subissant régulièrement des discriminations, il y a de bonnes chances pour que nous défendions en fait une liberté d'oppression et une impunité d'expression. Si nous en avons besoin pour nous défouler, peut-être qu'il est temps de prendre des risques et de nous défouler contre ceux qui nous frustrent vraiment et pas sur les plus petits que nous. Attention, il reste deux pièges, le premier, c'est que l'autorité fait tout pour convaincre que ce n'est pas elle qui nous oppresse, mais les plus petits (l'islam sans gêne, les roms, les femmes manipulatrices, le lobby LGBT...), le second c'est que nous pouvons être franchement engagés contre une oppression sans voir celle que nous pratiquons sur d'autres (nous pouvons voir des anti-racistes sexistes, des féministes racistes, des militants gays transphobes...).

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